Le fils d’un homme qui a été accusé, puis acquitté en lien avec l’attentat d’Air India en 1985 a été formellement prévenu par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) que sa vie pourrait être menacée, a appris CBC.
Hardeep Malik, un homme d’affaires de Surrey, en Colombie-Britannique, est le fils de Ripudaman Singh Malik, qui a été acquitté en 2005 des accusations – notamment de complot – en lien avec deux attentats à la bombe contre des appareils d’Air India qui ont entraîné la mort de 329 personnes en 1985.
Ripudaman Singh Malik a été tué par balle le 14 juillet 2022 à Surrey, dans le Grand Vancouver.
CBC a appris que des enquêteurs de la GRC ont cherché à savoir si le gouvernement indien était à l’origine du meurtre de cet homme d’affaires riche et controversé. La police fédérale croit que New Delhi était impliqué dans le meurtre du leader séparatiste sikh Hardeep Singh Nijjar, survenu l’année dernière.
La veuve de M. Singh Malik ainsi que plusieurs autres membres de sa famille étaient en voyage en France, la semaine dernière, quand ils ont reçu un courrier de la GRC adressé à Hardeep Malik le mettant en garde contre un complot criminel à son endroit pouvant mettre sa vie en danger.
La GRC remet des lettres de mise en garde
en vertu d’une loi britanno-colombienne qui demande à la police d’avertir les gens lorsqu’elle est au courant d’une menace pour leur sécurité. La loi stipule que le danger doit être un risque susceptible de se matérialiser
.
Bon nombre de personnes associées au mouvement séparatiste sikh en Colombie-Britannique ont reçu de tels avis. Le militant Hardeep Singh Nijjar en a reçu un avant d’être assassiné le 18 juin 2023 à sa sortie d’un temple de Surrey.
Hardeep Singh Nijjar a été tué par balle dans le stationnement du temple sikh qu’il dirigeait, à Surrey, dans le Grand Vancouver. (Photo d’archives)
Photo : Sikhs for Justice
La menace signalée à l’encontre de Hardeep Malik pourrait étayer la théorie selon laquelle la campagne d’assassinat présumée du gouvernement indien au Canada n’a pas commencé avec l’assassinat d’Hardeep Singh Nijjar.
CBC a pu voir des preuves qui suggèrent qu’un diplomate indien était en contact étroit avec Ripudaman Singh Malik par téléphone et par texto dans les heures qui ont précédé son assassinat, comme l’a rapporté en mars le documentaire de l’émission Fifth Estate intitulé Contract to Kill (Meurtre commandité).
Les enquêteurs ont cherché à savoir si les contacts avec le diplomate avaient un lien avec la mort de M. Singh Malik aux mains de deux présumés criminels de Colombie-Britannique.
CBC s’est entretenu avec des sources gouvernementales et policières, ainsi qu’avec des membres de la communauté sikhe. Les sources du gouvernement et de la police ont accepté de parler à condition de ne pas être nommées, étant donné le caractère sensible de l’affaire. De plus, l’identité des sources provenant de la communauté sikhe ne sera pas divulguée, pour ne pas menacer leur sécurité.
Bon nombre de personnes croient que M. Singh Malik a été la cible de querelles intestines entre actuels et anciens séparatistes sikhs, ou qu’il a été victime d’une dispute qui a dégénéré en lien avec son entreprise, puisqu’il avait déjà fait la paix avec le gouvernement indien quelques années auparavant.
Des sources gouvernementales de l’Inde citées par les médias indiens ont étayé cette thèse. L’Inde a fourni un visa à M. Singh Malik, puis l’a autorisé à rentrer chez lui et à rendre visite à sa famille au Pendjab en 2019.
Rares sont ceux qui croient que M. Singh Malik a été un spectateur innocent dans le violent conflit qui oppose les militants khalistanais au gouvernement indien.
Bien qu’il n’ait pas été reconnu coupable à l’issue d’un procès dont l’enquête était lacunaire, nombreux sont ceux qui, en Inde et au Canada, continuent de penser que la prépondérance des preuves montre que M. Singh Malik était impliqué dans l’attentat à la bombe perpétré contre un avion de ligne d’Air India ayant fait 329 victimes, dont 268 Canadiens, soit l’attaque terroriste la plus grave de l’histoire du Canada.
Cet attentat – pour lequel une seule personne a été condamnée – est le point culminant d’années de violence impliquant des militants sikhs, qui ont commencé à la fin des années 1970 et qui se sont intensifiées lorsque l’armée indienne a pris d’assaut le sanctuaire le plus sacré du sikhisme, le temple d’Or (Harmandir Sahib).
Cet événement a conduit à l’assassinat de la première ministre Indira Gandhi en 1984 par ses deux gardes du corps sikhs, puis au massacre de milliers de sikhs lors de représailles de l’État, ce qui a poussé de nombreux sikhs à se réfugier au Canada.
L’abandon apparent de M. Singh Malik à la cause khalistanaise a suscité la colère de certains membres plus radicaux du mouvement séparatiste sikh.
Les médias indiens ont suggéré que son assassinat était le résultat de querelles intestines au sein de la communauté sikhe du Canada. Certains ont accusé Hardeep Singh Nijjar et ses alliés d’être à l’origine du meurtre. La famille de M. Singh Malik n’a pas blâmé publiquement le gouvernement indien qui, selon elle, s’était réconcilié avec lui.
Il y a quelques années, l’Inde a conclu un accord avec d’anciens séparatistes sikhs du Canada prévoyant le pardon de leurs actions passées pour qu’ils renoncent, en échange, à leurs objectifs séparatistes.
Jaspal Singh Atwal a profité de cet accord. En 1986, il a tiré sur Malkiat Singh Sidhu, alors en Colombie-Britannique pour le mariage de son neveu. M. Singh Sidhu était ministre dans l’État à majorité sikh du Pendjab, où les séparatistes espèrent implanter un futur État sikh indépendant. Il a survécu à cette agression armée, pour laquelle Atwal a été condamné à 20 ans de prison.
Atwal est devenu une source d’embarras pour le gouvernement Trudeau lorsqu’il a été invité à un dîner lors de la première visite du premier ministre en Inde, en 2018, et qu’il a posé pour une photo avec Sophie Grégoire Trudeau. En fait, New Delhi avait donné l’autorisation à Atwal d’être sur le territoire indien.
Sophie Grégoire Trudeau durant la visite du premier ministre canadien en Inde. (Photo d’archives)
Photo : Radio-Canada / CBC News
Atwal avait entamé une procédure auprès du consulat indien de Vancouver, au cours de laquelle il avait renoncé à son ancienne idéologie et à son adhésion à la fédération internationale de la jeunesse sikhe (International Sikh Youth Federation) – interdite en Inde et au Canada – en échange de son pardon et du retrait de son nom de la liste noire des voyageurs indiens.
Ripudaman Singh Malik a pu profiter de la même procédure, et le fonctionnaire consulaire indien qui l’a guidé dans cette démarche était un collègue sikh ayant fait une longue carrière dans le service diplomatique indien.
En 2019, un an après la visite de Justin Trudeau, M. Singh Malik a fait un voyage dans son village natal du district de Firozpur.
Son frère Harjit a donné des détails sur l’organisation de ce voyage dans une entrevue accordée en 2019 à la chaîne locale Chardikla Time TV.
Il y précise que c’est le chef des services de renseignement indiens, Samant Kumar Goel – lequel dirigeait l’aile de recherche et d’analyse (RAW), le service de renseignement extérieur indien –, qui a facilité ce voyage. M. Goel, le chef de la RAW, a fait preuve de courage pour que cela ait pu avoir lieu
, a déclaré Harjit Singh Malik.
M. Goel était à la tête de RAW en 2019, au moment où l’Inde repensait sa politique visant à mettre des émigrés sikhs sur une liste noire. La Central Adverse List est passée d’une centaine de noms à une poignée seulement.
Le Washington Post a récemment cité M. Goel (Nouvelle fenêtre) parmi les personnes sur lesquelles les services de renseignement américain se sont penchés dans le cadre de leur enquête sur le complot présumé du gouvernement indien visant à tuer Gurpatwant Singh Pannun, citoyen américano-canadien et proche de Hardeep Singh Nijjar.
Les agences de renseignement américaines ont estimé que l’opération visant Pannun avait été approuvée par… Samant Goel
, indique le journal. M. Goel n’a pas répondu aux questions du Post.
L’avocat Gurpatwant Singh Pannun. (Photo d’archives)
Photo : X / Gurpatwant Pannun
CBC n’a pas pu confirmer les informations du renseignement américain. M. Goel n’a pas été inculpé par les autorités américaines ou canadiennes et aurait quitté la RAW. Il a contribué à la réhabilitation publique de Ripudaman Singh Malik en Inde.
En 2022, Singh Malik a remercié personnellement le premier ministre indien Narendra Modi dans une lettre, ce qui a exaspéré certains membres khalistanais.
Je vous écris pour vous faire part de ma profonde gratitude pour les mesures positives sans précédent que vous avez prises afin de répondre aux demandes et aux griefs des sikhs qui étaient en suspens depuis longtemps
, écrit-il, notamment l’élimination des listes noires qui limitaient les visites en Inde de milliers de sikhs vivant à l’étranger
.
Or l’un des critiques les plus sévères de M. Singh Malik était Hardeep Singh Nijjar. Ce dernier faisait partie d’une jeune génération de Khalistanais qui n’avait aucune intention de se réconcilier avec l’Inde.
Certains membres de cette même génération considéraient M. Singh Malik comme un traître à la communauté, selon des sources qui ont parlé à CBC.
Les tensions avec M. Singh Malik ont été exacerbées par un différend au sujet d’une éventuelle visite en Colombie-Britannique du Jathedar de l’Akal Takht, plus haute autorité religieuse du sikhisme.
Il devait se rendre au Canada fin juin 2022, trois semaines avant la mort de M. Singh Malik, mais il a annulé sa visite à la suite de différends concernant le rôle de cet homme dans l’impression sans autorisation du livre saint Sri Guru Granth Sâhib.
Pour toutes ces raisons, de nombreuses personnes à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté étaient prêtes à croire que les partisans de la ligne dure sikhe pouvaient être à l’origine de la mort de Ripudaman Singh Malik le 14 juillet.
En fait, les enquêteurs canadiens pensent maintenant qu’il est probable que MM. Nijjar et Singh Malik aient été ciblés par le gouvernement indien, selon des sources.
Les contacts de M. Singh Malik avec le gouvernement indien se faisaient principalement par l’intermédiaire du consulat indien de Vancouver, où il était en relation avec le diplomate Amar Jit Singh.
Maintenant retraité, il tentait de convaincre les Khalistanais de renoncer à leurs anciennes allégeances en échange de leur retrait des listes noires indiennes.
Des conversations sur WhatsApp et des appels montrent qu’il était en contact étroit avec M. Singh Malik tout au long de la journée du mercredi 13 juillet et des premières heures du jeudi 14 juillet 2022.
Les deux suspects avaient déjà des casiers judiciaires. Tanner Fox avait été notamment arrêté pour voies de fait causant des lésions corporelles et pour vol en 2019. (Photo d’archives)
Photo : Abbotsford Police
M. Singh Malik a été tué tout juste avant d’arriver à son travail le jeudi matin. Deux hommes, Tanner Fox et Jose Lopez, ont été accusés du meurtre au premier degré. Selon les enquêteurs, ils étaient déjà connus des services de police. Leur procès est prévu en octobre.
Ils n’ont pas de liens avec l’Inde, et aucune théorie n’a été avancée quant à leur éventuel mobile pour tuer l’homme d’affaires indien.
Le diplomate qui a aidé Ripudaman Singh Malik à obtenir un visa indien était Amar Jit Singh. Un message WhatsApp adressé à M. Singh Malik par Amarjeet Singh
montre une photo d’un passeport canadien dans la main d’un homme, ouvert pour montrer un visa pour l’Inde au nom de M. Singh Malik. D’autres échanges ont eu lieu.
Il a été tué quelques heures plus tard.
La police de Surrey et des agents de la GRC discutent avec le public sur les lieux d’une fusillade à Surrey, en Colombie-Britannique, le 14 juillet, le jour où Ripudaman Singh Malik, qui a été acquitté dans les attentats à la bombe contre Air India en 1985, a été tué par balle. (Photo d’archives)
Photo : Radio-Canada / Ben Nelms
Son agenda contenait également une annotation qui pourrait donner un indice sur ce à quoi il s’attendait le matin où il a été tué. Singh Malik avait entouré les heures 10 h et 10 h 30 et écrit déjeuner
avec le nom d’Amar Jit Singh à côté. M. Singh n’a été accusé d’aucun crime par les autorités canadiennes.
CBC a contacté le diplomate par téléphone en Inde l’année dernière, mais celui-ci a raccroché lorsque les journalistes lui ont posé des questions sur le meurtre. Plusieurs autres tentatives pour joindre Amar Jit Singh plus récemment sont restées sans réponse.
Le haut-commissariat indien n’a pas répondu à la demande de commentaires de CBC sur les échanges WhatsApp entre Amar Jit Singh et Ripudaman Singh Malik, sur le point de vue officiel de l’Inde concernant M. Singh Malik et sur les raisons pour lesquelles il a été retiré de la liste noire des voyageurs.
Quelques semaines après l’assassinat de Ripudaman Singh Malik, la GRC a averti cinq autres Canadiens sikhs que leur vie était en danger.
Déjà, à l’été 2022, le Canada soupçonnait les autorités indiennes au Canada – qui utilisent depuis longtemps des listes noires et d’autres moyens de pression pour recruter des informateurs et tenter d’exercer un contrôle sur la diaspora pendjabie – de mener une opération au Canada contre les Canadiens sikhs qu’ils considèrent comme des ennemis de l’Inde.
Bien que les enquêteurs canadiens aient trouvé dans l’affaire Singh Malik des éléments qui les ont amenés à penser qu’elle était probablement liée au complot de Hardeep Singh Nijjar, CBC a appris qu’ils ne pensaient pas encore avoir suffisamment de preuves pour l’affirmer de manière concluante ou pour porter des accusations.
D’après un article d’Evan Dyer (Nouvelle fenêtre), de CBC News