Remodeler nos façons de nous déplacer sur le territoire est un des grands défis de notre époque. La réalité climatique et l’urbanisation grandissante de nos économies nous forcent à repenser la mobilité.
Le problème se pose au Québec, où près de la moitié des émissions de gaz à effet de serre (GES) – 43 % – proviennent des transports. Mais l’enjeu va bien au-delà de la protection du climat : le transport en commun est un service essentiel et un élément fondamental du développement économique.
Il y a un manque récurrent de moyens, ce qui incite les agences de transports à réduire les services. Résultat : les usagers retournent à leur voiture, ce qui réduit d’autant plus les revenus des sociétés de transport.
Comment s’extirper de cette spirale négative?
Un des grands obstacles à la modernisation de la mobilité au Québec est que les transports en commun sont encore perçus comme une dépense plutôt que comme un investissement.
La ministre des Transports et de la Mobilité durable, Geneviève Guilbault, a déposé un projet de loi pour créer la nouvelle agence Mobilité Infra Québec. Elle dit ainsi vouloir regrouper une réelle expertise afin d’avoir une vision d’ensemble du défi à relever. On ne pourra pas lui reprocher de nourrir ce souhait. Car depuis des décennies, on cherche toujours à comprendre quelle est la vision à long terme des décideurs politiques sur la question des transports en commun.
Le projet de loi de la ministre va-t-il permettre d’élaborer cette vision qui ne sera pas soumise aux aléas du climat politique ambiant? Rien n’est moins sûr, puisqu’il est bien précisé que cette nouvelle agence aura pour mission de réaliser les projets que le gouvernement va lui confier.
La ministre des Transports et de la Mobilité durable, Geneviève Guilbault, travaille depuis des mois sur son projet de loi destiné à créer Mobilité Infra Québec.
Photo : Radio-Canada / Sylvain Roy Roussel
Si on veut mettre en place les bons projets – ceux qui ne répondent pas nécessairement aux échéances électorales et qui ne répondent pas qu’à une logique comptable du court terme, mais aux vrais besoins – il faudrait probablement insuffler la dynamique inverse : que ce soit d’abord les experts qui analysent les besoins et les possibilités, avec l’horizon du long terme, pour ensuite faire des propositions aux élus. Sans quoi, le risque de politisation des projets et celui de voir se perpétuer une vision trésorière des transports en commun seront toujours présents.
C’est pourtant une véritable révolution conceptuelle que les responsables politiques doivent opérer. Considérer les transports collectifs au même titre qu’ils considèrent les routes : comme un outil de développement.
L’experte en mobilité de Polytechnique Montréal Catherine Morency résumait le problème ainsi au micro de l’émission Tout terrain le 28 avril dernier : Des chiffres de partout à travers le monde démontrent bien que ça nous rapporte plus comme société quand on investit dans le transport en commun que quand on met de l’argent dans les routes.
Selon cette ingénieure, qui est aussi membre du Comité consultatif sur les changements climatiques du gouvernement du Québec, les autorités doivent cesser de voir le transport en commun comme une dépense, mais plutôt le considérer comme un véritable investissement dont on retire les bénéfices, au même titre que les routes.
Elle se désole du discours négatif qui entoure les transports en commun, trop focalisé, selon elle, sur les dépenses et les déficits, et rarement sur les bénéfices à grande échelle : [Qu’en est-il] des dettes du réseau routier? se demande-t-elle. Il n’y a pas une route qui rapporte de l’argent. Pourquoi on ne soulève jamais cette question?
Catherine Morency, experte en mobilité à Polytechnique Montréal
Photo : Radio-Canada / Gracieuseté de la professeure Morency
Selon la Fédération canadienne des municipalités, chaque dollar investi dans les transports en commun génère 3 $ en croissance économique, en plus d’une augmentation de la productivité liée à la baisse de la congestion routière. D’autres études aux États-Unis établissent même ce ratio à 1 pour 5.
C’est sans compter les bénéfices pour l’environnement et pour la santé physique et la santé mentale, notamment chez les personnes âgées, pour qui un transport en commun efficace et confortable est une porte ouverte sur une vie sociale plus riche.
Mme Morency déplore le fait qu’on inclut rarement dans les calculs les coûts réels de la présence des autos, comme la pollution atmosphérique ou les émissions de GES plus élevées, la perte de productivité liée à la congestion routière, la sécurité dans les rues résidentielles, l’espace plus restreint pour marcher ou se déplacer en vélo, l’endettement des ménages pour financer les voitures, etc.
Selon une étude publiée en décembre 2023 par l’Université Laval, chaque kilomètre parcouru en voiture coûte 0,95 $ à l’usager et 5,46 $ à la société, contre 1,21 $ de coût social pour chaque kilomètre parcouru en transport collectif. Cinq fois moins.
Le chantier des transports en commun est complexe, car les Québécois sont très attachés à leur voiturage en solo. Le parc automobile ne cesse de croître – autant les véhicules électriques que ceux à essence – et son ampleur a atteint des niveaux records l’année dernière.
Une croissance que le gouvernement a encouragée, notamment en finançant l’acquisition de véhicules électriques, ou en donnant un rabais sur le permis de conduire.
François Legault avait promis d’équilibrer les dépenses entre les infrastructures routières et le transport en commun, mais il ne l’a jamais fait, et ne le fera pas au cours de la prochaine décennie, s’il faut en croire le Plan québécois d’infrastructure 2024-2034. Québec y prévoit plus du double des sommes pour le bitume, soit des investissements de 39,7 milliards de dollars dans le réseau routier, contre 14,5 milliards pour le transport collectif. C’est 65 % des investissements qui vont aux routes.
Une autoroute congestionnée à Montréal.
Photo : Getty Images
En Ontario, à qui M. Legault aime bien se comparer, c’est l’inverse : de 2022 à 2032, la province de Doug Ford a prévu d’attribuer près des trois quarts de ses investissements dans les infrastructures de transport – 71 % – aux transports collectifs.
Se pourrait-il que Toronto perçoive davantage les dépenses en transport comme un investissement payant pour la société?
Pour réduire les émissions de gaz à effet de serre au Québec, pour réduire la congestion routière et pour améliorer l’état de la mobilité en général, la solution est connue : il faut convaincre un maximum d’automobilistes de délaisser le voiturage en solo.
Comment déclencher ce grand mouvement? Il n’y a pas de secret : les citoyens changeront de comportement si les autres formes de mobilité offertes sont efficaces, confortables, fréquentes, sécuritaires et économiques. Si la seule solution proposée est un bus qui passe aux heures de pointe du lundi au vendredi, la voiture restera reine.
Mais si on veut bien faire les choses, il faudra investir beaucoup d’argent.
C’est la raison pour laquelle il est crucial que les responsables politiques changent leur angle d’attaque; qu’ils voient davantage les sommes nécessaires pour la modernisation des transports en commun comme un investissement qui sera profitable dans un avenir relativement proche, et moins comme une dépense.
Ce changement de perception aura un effet positif important : ça les rendra moins frileux pour investir dans des projets qui ne sont pas liés aux élections, et plus créatifs et audacieux pour trouver les sommes nécessaires.
Où trouver l’argent? Ce ne sont pas les bonnes idées qui manquent chez les experts.
Mobiliser les revenus provenant du marché du carbone pour le transport en commun. Québec est assis sur un surplus de 1,7 milliard de dollars dans son Fonds d’électrification et de changements climatiques. Considérant la part du lion qu’occupe le transport dans l’assiette des GES, on pourrait consacrer cette somme spécifiquement aux transports.
Lever le pied sur l’électrification de la flotte d’autobus. Non pas qu’il y ait à douter du fait que ces autobus urbains seront à peu près tous électriques à terme. Ça va de soi. Mais en en faisant une priorité, on met la charrue avant les bœufs : un bus a beau être électrique, s’il ne passe qu’une fois l’heure, les citoyens ne le prendront pas plus. Les sommes seraient plus efficacement investies si elles servaient d’abord à améliorer la qualité des services, pour qu’il y ait un réel transfert de l’auto vers le transport en commun.
Augmenter l’apport financier des automobilistes pour le développement du transport collectif. Fait peu connu, la « contribution des automobilistes au transport en commun » a été gelée à l’échelle de la province il y a plus de 30 ans, en 1992, à 30 $ par année. Elle n’a jamais été indexée depuis, ce qui équivaut à une baisse annuelle depuis ce temps. Une exception : Montréal, qui l’a toutefois indexée en 2011, et la taxe a été étendue à la Rive-Nord et la Rive-Sud de la métropole en janvier dernier. Québec et Sherbrooke ont annoncé cette semaine qu’elles voulaient aussi indexer la taxe sur l’immatriculation dans leur ville afin de financer le transport en commun.
Taxer les kilomètres plutôt que l’essence. La croissance du nombre de voitures électriques fait baisser les revenus de la taxe sur l’essence. D’où l’idée de taxer désormais les kilomètres parcourus par les voitures dans certaines zones métropolitaines. La technologie existe et la mesure est appliquée avec succès ailleurs.
Ne pas négliger les politiques parallèles qui favorisent le transport. Par exemple, aider financièrement les jeunes familles à acheter une maison en ville, pour éviter qu’elles s’exilent en banlieue, n’est pas en soi une mesure de transport, mais elle rend plus accessible une mobilité moins polluante.
Cela dit, toutes les mesures mises en place pour décourager l’utilisation de l’auto en solo et pour inciter les citoyens à utiliser d’autres formes de mobilité doivent impérativement se faire en parallèle avec une bonification des services.
La solution de rechange, qu’elle soit le transport en commun, le vélo, la marche, les modes de transport en libre-service ou les taxis partagés, doit être accessible, simple, efficace, agréable et à bon prix.
Sans cette amélioration en parallèle, le transfert vers une mobilité plus moderne ne se fera tout simplement pas.