Si “Oh, Canada”, en compétition au Festival de Cannes 2024, peut apparaître comme mineur dans la filmographie de Paul Schrader, il n’en est pas moins un très bon film, écartelé entre le désir d’une paix et l’évidence de son impossibilité. Un brillant récit sur la lâcheté de l’identité masculine américaine, et sur la nécessité de la vérité au moment de faire ses adieux.
À la conclusion de Master Gardener, Paul Schrader faisait tomber avec une forme d’optimisme le rideau sur son admirable trilogie de la rédemption. Mais un an plus tard, à 85 ans, le grand scénariste et réalisateur américain adapte le roman de Russell Banks, Oh, Canada – publié un avant la mort du célèbre auteur et auquel le film est dédicacé -, et s’y projette avec une acidité surprenante.
Oh, Canada est le récit des dernières heures d’un célèbre documentariste, alors qu’il a accepté une interview pour revenir sur sa carrière. Atteint d’un cancer en phase terminale, Leonard Fife souffre physiquement et psychologiquement, et cette souffrance – le martyre christique est toujours là – est un dénuement qui le pousse à une seule chose : dire la vérité. Sa vérité en tout cas, celle d’un vieil homme qui, en dépit de son statut de grande figure du cinéma “engagé”, s’estime n’être en réalité qu’une fraude.
La mémoire bouleversée, la confusion croissante entre la fiction et la réalité de Leonard Fife, ainsi que la multiplicité des narrateurs du film structurent – avec quelques malfaçons – une narration audacieuse et intéressante. Qui parle vraiment ? Est-ce le fils rejeté de Leonard, qui ouvre le film en voix-off, après la mort de son père ? Malcolm (Michael Imperioli), qui réalise le portrait documentaire de son mentor ? Est-ce Leonard, malgré la non-fiabilité de son discours, ou alors Emma (Uma Thurman), sa femme, qui ne dit rien mais tente de ponctuer et de réorienter les mots douloureux de son partenaire de vie et de travail ?
C’est évidemment Paul Schrader qui narre fondamentalement cette histoire de cinéma, cet essai sur la construction des images et sur l’honnêteté des cinéastes, au travers d’un homme qui a toujours fui les les réalités de son pays et de son identité américaine pour les analyser et les critiquer dans ses films.
44 ans après American Gigolo, Paul Schrader retrouve Richard Gere. Celui-ci incarne Leonard Fife aujourd’hui et un peu plus tôt, encore dans la force de l’âge. Jacob Elordi l’incarne, lui, jeune. C’est un joli vertige de voir que Jacob Elordi, jeune premier irrésistible, déploie un charme qui réfère à celui de Richard Gere dans le film de 1980. Passage de témoin et hommage, Oh, Canada joue avec une alternance aléatoire de la couleur et du noir et blanc, et l’intrusion parfois du “vieux” Leonard Fife dans des séquences de sa jeunesse. Richard Gere, dans des gros plans saisissants, parvient à montrer, ce qu’il n’a pas toujours fait dans sa carrière, qu’il est un très grand acteur.
Le reste du casting brille, Uma Thurman notamment, dans sa retenue seulement barrée par quelques émotions fugaces et fulgurantes. Ce sont eux qui portent formellement les thématiques classiques de Paul Schrader, dont celle de la religion. Que ce soit Malcolm ou Emma, tous deux se font confesseurs derrière le dispositif optique d’interview créé par Leonard lui-même. On lui pose son micro et on le maquille comme on lui donnerait l’extrême onction.
L’homme du XXe siècle se meurt et, s’il s’avoue vaincu, il n’a pas encore cessé sa lutte. Avec notamment Martin Scorsese, Paul Schrader a contribué à un mémorable bestiaire masculin voué à une vie violente et tragique. Plusieurs films des années récentes, dans différents genres, montrent ce crépuscule, et Paul Schrader y participe aussi. Il est ainsi honorable et touchant que le cinéaste couche ce soleil avec une forme de chronique de la lâcheté.
En effet, dans son récit, Leonard Fife se montre lâche, abandonnant l’université pour partir à Cuba et devenir écrivain. Puis en ne retrouvant pas finalement sa fiancée, après sa fausse couche, alors qu’il était en déplacement pour finaliser l’acquisition de leur maison. Lâche déjà quand il s’était fait passer pour homosexuel et inadapté au combat, afin de ne pas partir au Vietnam. Lâche toujours, aux moments répétés de séduction où il conquiert ses femmes en les convaincant qu’il est plus talentueux qu’elles, qu’il vaut mieux.
Trop tard pour ne plus être lâche et égoïste, Leonard décide alors d’en faire la confession définitive. Mais l’est-il vraiment ? N’est-il pas aussi un grand cinéaste, un artiste brillant et engagé ? En filigrane, Paul Schrader ouvre une vue sur la fameuse “séparation entre l’homme et l’artiste”. Alors que sa femme voudrait préserver sa mémoire et son héritage artistique, autant pour elle que pour le monde, alors que le réalisateur du portrait ne pense qu’à sa production sensationnaliste, Leonard refuse de ne pas apparaître comme le lâche qu’il a été dans sa vie personnelle.
Jamais honnête envers personne ni envers lui-même, il sait que son oeuvre lui survivra, quoi qu’il puisse advenir, alors autant se confesser et rager jusqu’au dernier souffle d’avoir été ce lâche. Le temps de la rédemption est révolu.